vendredi 7 octobre 2011

"Un baiser léger comme un papillon"

Deuxième conte pour la balade nocturne, sur le thème de la nuit ...
Un conte qui nous vient de Chine.

Après bien des heures de marche, Koan le voyageur arrive, au soleil couchant, dans la petite ville perdue aux confins des mondes habités.  Fourbu, harassé, affamé par la longue route dans la poussière du chemin, il fait halte à l'auberge où se presse une foule bruyante et joyeuse, et demande un repas, et une chambre pour la nuit.  "Toutes mes chambres sont occupées" répond l'aubergiste.  Le voyageur s'inquiète : "pouvez-vous au moins me dire où je pourrais manger, et dormir cette nuit ?" "eh, mon bon Monsieur, je crains bien qu'il ne reste place nulle part.  Demain, débute le marché annuel et tout le monde est en ville !".  Et, sans se préoccuper plus longtemps du voyageur, il retourne à ses affaires.  
Le voyageur, contrarié, se demande s'il en sera réduit à coucher le ventre vide au bord de la route.  "Il existe bien une demeure emplie de provisions et de lits moelleux", s'exclame l'un des convives, la bouche pleine.  "Elle sera bondée, elle aussi" suppose Koan.  "Voilà qui serait  bien étonnant !  Non, non, vous pouvez y passer la nuit".  Koan ne comprend pas.  "Ce lieu maudit est déserté depuis qu'une jeune fille y a trouvé la mort, durant son repas de noces.  Les propriétaires l'ont laissé à l'abandon.  Le bruit court que d'étranges choses s'y déroulent chaque nuit ...  "  "Quelles choses ?"  "Nul ne le sait, car ceux qui s'y sont aventurés ne sont jamais revenus !"
Koan réfléchit un instant.  La perspective de dormir sur le bord du chemin ne lui chante guère.  "De toute façon, je ne crois pas aux fantômes", se dit-il.
Et, emportant son balluchon, il gagne la demeure.  Koan ouvre la porte, que les propriétaires dans leur fuite n'ont pas fermée à clef.  Elle s'ouvre dans un grincement.   La maison est confortable et spacieuse.  Un silence sépulcral y règne, que seul trouble le bourdonnement de quelques insectes.   Les dîneurs, à l'auberge, n'ont pas menti : la maison est confortable, à part l'odeur de moisissure, la couche de poussière et les toiles d'araignées.  Il explore la demeure de fond en comble, trouve dans le cellier de quoi se restaurer, dans la cave, des vins millésimés et dans les coffres, de somptueux habits.  Habillé de neuf, réjoui de sa bonne fortune, Koan se prépare un festin de toutes ses trouvailles et s'installe dans la salle à manger.
Étrange salle à manger, en vérité.  Une fresque grandeur nature, représentant la pièce, en occupe le mur principal.  Comme dans le reflet d'un miroir, on reconnaît la longue table ovale et les chaises captionnées, à la différence près qu'un grand nombre de convives y font la fête.  Longuement Koan observe leurs visages : le front ridé des vieillards, les fossettes rieuses des enfants, les lèvres fardées des coquettes.  Un visage attire son attention : celui d'une très belle jeune fille d'une pâleur extrême.  A côté d'elle, se tient un homme aux yeux de loups.  A leur tenue de cérémonie, Koan devine qu'il s'agit d'un couple de fiancés.  Les paroles du dîneur, à l'auberge, lui reviennent en mémoire "ce lieu maudit est déserté depuis qu'une jeune mariée y a trouvé la mort, durant son repas de noces".  Un trouble profond s'élève en son coeur.  "Sans doute est-ce au cours de ce festin que cela s'est produit...  Qu'a-t-il bien pu se passer ?  Tout semble si joyeux.  Rien ne semble annoncer une telle tragédie".  Il scrute les traits de chaque personnage, tentant d'y déceler une trace d'inquiétude.  "la jeune fille aurait-elle été empoisonnée ?  Ou victime d'un accident ?  Qui aurait pu vouloir du mal à une jeune fille aussi douce ?"
Et Koan de se perdre en conjectures et en suppositions, jusqu'à une heure tardive de la nuit.  Sans que, malgré les mises en garde des villageois à l'auberge, le moindre fantôme ne vienne interrompre le fil de ses pensées.  Si ce n'est un sourire ...
Un sourire fascinant.
Koan ne pouvait détacher son regard, et pour cause : aussi fou que cela paraisse, ce sourire frémissait sur la bouche de la petite mariée.  Et, à l'évidence, lui était destiné.
Devant un prodige aussi inexplicable, Koan aurait dû prendre les jambes à son cou !  Au lieu de cela, il s'approche de la fresque, il s'approche de la fresque et effleure du bout des doigts les lèvres peintes.  Elles sont chaudes et souples.  Alors, saisi d'une envie irrépressible, il y pose les siennes.  Aussitôt, il se retrouve au milieu du banquet, en train d'embrasser avec passion la jeune mariée.
L'assistance, non plus pétrifiée dans une immobilité de fresque, mais vibrante d'indignation, les fixe avec stupeur.  Se détachant de Koan, à qui elle adresse le plus doux des sourires, la petite mariée se tourne vers l'assemblée, et d'une voix qui ne tremble pas, elle déclare :
- Je refuse d'épouser le mari que l'on m'impose. Voici celui que mon coeur a choisi, et je n'appartiendrai qu'à lui, quoi qu'il puisse m'arriver.
A ces mots, l'homme aux yeux de loups pousse un rugissement de rage et de colère.  Il se saisit d'un couteau, et bondit sur sa fiancée.  Les yeux flamboyants, il lui tranche la gorge et le sang jaillit, éclaboussant la foule.  Une mêlée indescriptible s'ensuit, mêlée de pleurs, de hurlements, de cris.  La foule se rue vers la jeune fille, s'empare de son bourreau, et bouscule sans ménagement Koan, qui tombe et, sous le choc, perd connaissance...
Lorsqu'il revient à lui, il est couché sur le sol de la salle à manger déserte.  Nulle trace de qui lui est arrivé.  Sur la fresque, immobiles, les convives sont apaisés : les vieillards au front ridés, les enfants aux fossettes rieuses, les coquettes aux lèvres peintes.
 Koan croit qu'il a rêvé, qu'il a trop bu peut-être ?  Et il se couche dans la meilleure chambre et sombre dans le sommeil.
A l'aube, une rumeur le réveille.  C'est celle des villageois, venus aux nouvelles, qui l'appellent sous la fenêtre.  Il se montre, frais et dispos, et les villageois le posent mille questions : Qu'a-t-il vu ?  Les fantômes sont-ils venus ?  A-t-il pu dormir ?
Koan leur répond en riant qu'il a bien mangé, bien bu, bien dormi sans qu'aucun spectre le dérange.  "Cependant, je voudrais vous poser une question : qu'est-il arrivé à la jeune fille qui, prétend-on, hante cette maison ?"  "Son époux l'a égorgé lors de leur repas de noces !" "Pourquoi cela ?" "Elle en aimait un autre, un étranger venu d'on ne sait où, et qui a disparu juste après le meurtre.  Personne ne l'a revu".
Un sourire légèrement mélancolique effleure les lèvres de Koan.  "Je m'en doutais un peu", murmure-t-il.  Et perdu dans ses songes, il reprend sa route avec, sur les lèvres, léger comme un papillon, le souvenir d'un baiser d'outre-tombe. 
Source : Gudule, "Dix contes de fantômes"

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