lundi 12 septembre 2011

Le conte du petit jardinier ...

Au programme de notre atelier de ce dimanche 18 septembre, le conte du "maître du jardin".

Un conte présent dans ma vie de conteuse depuis le premier jour.  La première histoire que nous avait racontée Marie-Bénédicte, l'amie qui m'a transmis le virus du conte (et dont je vous parlerai, un jour ...).

Depuis, ce conte continue son chemin en moi.  Sans en épuiser ni la magie ni le mystère (qu'est-ce, ce mystérieux ver de terre ?  Pourquoi le ver, l'oiseau, le serpent, l'aigle ?  Est-il plus beau geste d'amour que celui de s'inquiéter du mal qui ronge l'autre, alors qu'il vous condamne et ne répond pas à vos soins ?  Le jardinier mourra-t-il un jour ? etc.)

Je l'ai conté lors du mariage de ma meilleure amie, à la fin de ce mois d'août. Car il s'agit, à mes yeux, d'une magnifique histoire d'amour ...

Je vous propose ma version du conte, travaillée à partir de celle d'Henri Gougaud ("l'arbre d'amour et de sagesse", éditions du Seuil, 1992).

Sous les hautes tours du palais doré, l’aube pointe le bout de son nez. Timide, le soleil émerge lentement du sommeil de la nuit. Ses rayons caressent le jardin du palais : les allées majestueuses, les arbres aux essences rares, les fleurs aux parfums capiteux.

Devant le palais endormi se dessine la silhouette d’un homme. Son regard domine l’horizon. Il porte une couronne d’or, ornée de pierreries et de diamants.
Il hume l’air frais du matin, et son regard se pose sur un petit arbuste. C’est un rosier. Un rosier chétif : quelques branches, fines, tortueuses et sèches. 

Jamais, de mémoire de roi, on ne l’a vu fleurir. Depuis des générations, on espère une rose de lui. La rose unique. Celle dont parlent les vieux livres : « Sur le rosier un jour viendra la rose généreuse, celle qui donnera aux maître du jardin l’éternelle jeunesse. » 
Tous les matins, le roi vient se pencher sur le chétif rosier. Il chausse ses lorgnons, examine les branches, espère un bourgeon. Il se redresse, la mine terrible, le regard courroucé. Il attrape alors son jardinier par la peau du cou, et, la voix terrible, menace : « sais-tu ce qui t’attend, incapable, si le rosier reste stérile ? La prison, la geôle infâme, les murs noirs et humides ! »

C’est ainsi que, chaque printemps, le roi change de jardinier. On mène au cachot le pauvre malheureux qui n’a pu faire fleurir la rose. Un autre prend sa place, qui ne peut mieux faire. Et finit sa vie, lui aussi, entre quatre murs noirs de l’oubliette profonde.

Douze années ont passé, et douze jardiniers.

C’est le premier jour du mois de mai. Dans la salle d’apparat du palais doré, les courtisans murmurent, chuchotent, complotent. Ce matin, le malheureux jardinier du roi a été jeté en prison. Et l’on se demande sur quelle tête tombera le redoutable honneur d’être son successeur.

Un jeune homme se présente. Presque un enfant. Haut comme trois pommes. Une odeur d’herbe coupée. 
- Douze jardiniers. Ils étaient douze, tous de grands experts, qui ont échoué. Et toi, à peine sorti du ventre de ta mère, tu prétends réussir ?
- Je sens quelque chose en moi qui me fera réussir, Sire
- Tu sais le sort qui t’attend si tu échoues, jeune fou ?
- Oui, Sire.
Le regard du roi croise celui du petit jardinier.
- Qu’il en soit ainsi !
Un silence consterné accueille l’ordre du roi.

Le petit jardinier quitte le palais doré et pénètre dans le jardin. Il s’approche du rosier. Il s’assied près de lui. Il le regarde. Longtemps.

Aux premiers beaux jours, il plonge sa bêche dans la terre, nettoie les racines, y dépose le terreau fertile.  Les jours de canicule, il l’arrose des heures pour le protéger des rayons brûlants du soleil.  Quand vient l’automne, il porte à bout de bras un grand parapluie pour lui épargner le vent et les gouttes de pluie.  Aux premières gelées, il ôte son manteau pour en couvrir les branches fragiles.  Et, malgré le froid qui lui ronge les os, il demeure près du rosier. De l’aube au crépuscule et du crépuscule à l’aube. Il reste à son chevet comme à celui d’un enfant malade. Lui parle doucement, lui raconte des histoires, lui chante des berceuses.
Déjà s’estompent les froids glacés de l’hiver. Reviennent les beaux jours. Le jardin se pare de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais le petit jardinier ne le voit pas. Il ne quitte plus son rosier des yeux, guettant la moindre pousse.

Au 1er jour du mois de mai, la rose n’est pas éclose. Ce soir ! Ce soir, le petit jardinier ira trouver le roi. Ce soir, les portes de la prison se refermeront pour lui. Ce soir, ses yeux découvriront les murs noirs et humides du cachot.
Le petit jardinier lève les yeux et regarde le soleil pour la dernière fois. Il s’approche du rosier. Sa voix s’étrangle.  « Je suis venu te dire Adieu ».
Il esquisse une ultime caresse, mais une épine lui pique le doigt. Il s’éloigne d’un pas rageur dans l’allée de graviers qui crissent.  Il s’arrête.  Rebrousse chemin.

La question. La question qui le ronge depuis tant de nuits franchit ses lèvres :
- Rosier, où as-tu mal ?

A cet instant sort en se contorsionnant de la terre sombre un ver, un gros ver gluant et noir. Le petit jardinier veut l’attraper, mais un oiseau se pose sur sa main et lui vole sa capture. Un serpent ! Un serpent aux écailles luisantes sort d’un buisson et d’un coup de gueule, avale l’oiseau, il avale le vers. Un aigle surgit d’on ne sait où, agrippe le serpent dans ses serres puissantes et emporte sa proie dans les airs.
Lorsque l’aigle a disparu à l’horizon, le petit jardinier aperçoit sur la branche noueuse du rosier un petit bouton de rose. Incrédule, ébloui, il se penche, l’effleure d’un souffle et, lentement, la rose généreuse s’offre au soleil du matin.

Le petit jardinier court au palais annoncer la nouvelle.
Le roi est au lit. Le roi ronfle. Il renifle. Il grogne. Grommelle. Gronde.  « Grrr ! Moi qui dormais si bien ! »
- Seigneur, la rose généreuse s’est ouverte ! Vous voilà immortel, ô maître du jardin !
Le roi bondit hors de son lit.  Il rugit : "Merveille !".  Il se précipite au jardin, en pijama, pieds nus, les cheveux en bataille.    
- Qu’on poste 100 gardes autour de ce rosier ! Je ne veux voir personne à dix lieues à la ronde ! Et toi, petit jardinier, tu veilleras sur lui jusqu’à ta mort !
- Jusqu’à ma mort, Seigneur …

Dix années passent. Un soir du mois de mai, le roi sent ses forces l’abandonner. Amer, il appelle à son chevet le petit jardinier.
- Le maître du jardin meurt comme les autres. Tout n’était donc que mensonge …
- Non, Seigneur, les livres disaient vrai. Mais le maître du jardin, ce ne fut jamais vous. La jeunesse éternelle est à celui qui veille. Et j’ai veillé, Seigneur, toutes ces années. Et je veille encore, de l’aube au crépuscule et du crépuscule à l’aube. 
Le roi ferme les yeux. Le petit jardinier dépose sur son front ridé un léger baiser. Il sort du palais. La nuit est magnifique. Les étoiles, innombrables, scintillent dans la nuit.
A chacune, le petit jardinier adresse un salut.  "Bonsoir ... Bonsoir ... Bonsoir ..."

Il a le temps, désormais. Il a tout le temps.