mardi 16 avril 2013

Les deux vies de Taro

Un conte japonais pour nous notre soirée contée de ce samedi, sur le thème de la mer.

"Au fond de la petite boîte,
on voit la mer
Et déjà la mer se prépare à nous raconter une histoire nouvelle ...

Le petit garçon marchait sur la plage.  Les vagues venaient chatouiller ses pieds nus.  Il portait au bout d'un long bâton un petit balluchon, un carré de tissu noué aux quatre coins.  Il y avait entassé ses trésors : une collection de coquillages, nacrés et chatoyants qu'il avait glanés tout au long de la journée.
Il portait le nom de Taro Urashima.  Son père était pêcheur, son grand-père aussi, son arrière grand-père l'avait été.  Et Taro savait que, le moment venu, il prendrait sa barque et irait lui aussi pêcher dans la grande mer bleue dont les vagues lui léchaient les orteils.
Un petit nuage de vapeur mauve montait dans le ciel.  La journée avait été belle ...

Soudain, Taro entendit des rires et des cris rauques.

Trois enfants s'agitaient au bord de l'eau.  Taro s'approche : ils venaient de capturer une petite tortue.  Terrorisée, la petite tortue avait rentré tête et pattes dans sa carapace.
- On va la tuer !
- Lui ouvrir le ventre !
- et si on la cassait à coups de caillou ?

Taro entend le choc de la pierre contre la carapace de la petite tortue, et ce bruit lui fait mal.
- Arrêtez, je vous interdis ...
Les autres se dressent, menaçants
- tu nous interdis quoi ?  Espèce de petit singe !

Taro comprend que, contre ces trois-là, il ne peut parler le langage de la force.  Il essaie le langage du coeur.
- ne lui faites pas de mal, la vie est sacrée; vous ne pouvez tuer ni faire souffrir pour le plaisir !
Les trois autres ricanent.  Déjà, le plus grand lève dans sa main droite le galet pointu.

Mais Taro connait un troisième langage :
- Attendez, je vous l'échange
et il dénoue son balluchon pour leur montrer sa collection de coquillages.

Les garnements regardent, immobiles, fascinés par les coquillages dont les couleurs changent avec les reflets des vagues et la courses des nuages.
- d'accord, elle est à toi, va-t-en avec cette horrible bestiole !
Taro s'enfuit en courant, la petite tortue au creux de sa main.  Elle ne bouge plus, et Taro remarque la blessure faite par la pierre sur le dos de la bête.  La pierre avait fait éclater un morceau d'écaille, puis glissé, laissant une longue éraflure.  On aurait dit le dessin d'une fleur.

Taro confie la petite tortue à la douceur des vagues, celle-ci sort tête et pattes, nage et disparaît sous l'eau.


Les années passent.  Taro devient pêcheur comme son père, son grand-père, son arrière grand-père.  Il n'a plus le temps de chercher des coquillages.  Il a rencontré Mikako.  Ce n'est pas la plus jolie fille du village, mais elle est sage, douce, et son sourire est si tendre que Taro a décidé de l'épouser.  Mais pour cela, il lui faut des économies.

Aussi, Taro pêche-t-il de plus en plus loin, pour attraper plus de poissons.

Un jour, il s'aventure trop loin.

Des tréfonds de l'océan, se lève la plus terrible des tempêtes.  Emporté, secoué, soulevé par des lames énormes, le bateau de Taro sombre dans les flots.  Seul, au milieu des vagues déchaînées, Taro nage, lutte ... Les vagues l'aveuglent, le fouettent, l'engloutissent, le lancent comme un pantin ... Taro résiste jusqu'au bout de ses forces ...  Comme en un rêve, il revoit une dernière fois son père, sa mère, Mikako ... il se laisse couler sous les eaux.

Soudain, il se sent soulevé.  Il se retrouve à l'abri, sur le dos d'une énorme tortue.
- Salut, l'homme, tu me reconnais ?
Peu à peu, Taro reprend sa respiration et ses esprits.  Une tortue qui parle ?  Il reconnait alors la profonde estafilade en forme de fleur.
- Merci, tortue, je te dois la vie à mon tour.  Peux-tu me ramener au rivage ?
- Laisse-moi d'abord te montrer le royaume de la mer.
- Mais, j'appartiens à la terre ...
- prends une grande goulée d'air, nous allons plonger !

Ils glissent sous les eaux.  Ils traversent les eaux scintillantes, pénètrent dans le monde de l'obscurité et du silence.
- Nous arrivons, tu peux respirer à présent.

Ils pénètrent dans une immense grotte creusée dans la nuit des profondeurs.  Taro découvre un château phosphorescent, sculpté dans la nacre.  Deux dragons de corail gardent l'entrée.  Une silhouette apparaît.
- c'est la princesse Otohimé, la fille du roi des Mers.

Jamais Taro n'a vu de femme aussi belle.  De la main elle l'invite à entrer dans sa demeure.  Le coeur du garçon se met à battre la chamade, et il tombe amoureux d'Otohimé.  Et la princesse, elle aussi, est amoureuse de ce garçon à la peau couleur de soleil.

Taro nage dans le bonheur.  Dans les bras d'Otohimé, il oublie tout.

Combien de temps dura l'amour de Taro et d'Otohimé ?  Nul ne peut le dire, car en ces lieux enchantés, il n'y a ni lune ni soleil, ni jours ni nuits, ni mois ni années.

Le temps passant, Taro se met à songer à ceux qu'il a laissé sur la terre, son père, sa mère, Mikako, à sa vie de pêcheur.
- je voudrais les revoir une seule fois, ils doivent être fous d'inquiétude, me croient noyé !
- auprès de moi, tu ne mourras pas, alors ne me quitte pas
- je reviendrai ...
- si tu pars, tu ne reviendras pas.  Mais puisque tu veux partir, emporte ce coffret.  Il contient un trésor, la chose la plus précieuse que tu puisses posséder.  Ne t'en sépare pas, et surtout ne l'ouvre jamais ! Reviens-moi vite, mon bien-aimé.

Et la tortue ramène Taro vers la terre de ses parents.

Il retrouve la plage où il jouait enfant, son village de pêcheurs.  Il court, mais plus il avance, et plus les choses lui semblent étranges : le langage, les vêtements, les maisons ont changé.  Arrivé devant la maison de ses parents, il les appelle.  Un homme et une femme lui ouvrent la porte
- qui es-tu ?  que veux-tu ?
- je veux voir mes parents !  Que faites-vous dans leur maison ?
- de qui parles-tu ?  Cette maison est celle de notre famille depuis plusieurs générations !
Et la porte se referme.

Taro parcourt toutes les rues du village, posant des questions.  Personne ne le reconnait, et il ne connait personne !  Il finit par rencontrer un vieil homme :
- Urashima, dis-tu ?  J'ai déjà vu ce nom de famille sur une tombe, une des plus vieilles du cimetière.  Mais il y a bien 300 ans qu'ils sont morts.

Ce fut pour Taro comme si son coeur s'arrêtait de battre.  Il s'enfuit en hurlant.  Pendant des jours, on le voit errer comme un fou.  Les gens lui donnent un peu de nourriture, un abri pour la nuit.  Ils rient sous cape en l'écoutant raconter ses histoires sans queue ni tête.

Taro se réfugie sur la plage.  Il s'assied sur le sable, sent au fond de sa poche le petit coffret qui lui a offert Otoshimé.  Elle a parlé d'un trésor ... Avec ce trésor, il pourra racheter la maison de ses parents, le village tout entier même,  ...

Il ouvre le coffret.  Le coffret ne contient rien.  Rien qu'un peu d'eau.  Taro reconnait dans le reflet son visage.  L'eau frissonne.  Ce n'est pas lui, c'est le visage de son père.  L'eau se ride davantage encore : le visage de son grand-père apparait, puis celui de son arrière-grand-père, ...
Taro regarde ses mains qui tremblent : elles sont sèches et maigres comme celles d'un vieillard.

Alors, il connait sa vérité.  Tous ces visages étaient le sien.  Pour lui, dont le coeur avait balancé entre la terre et la mer, c'était la fin.  La fin de son histoire.
Le souffle de sa vie s'envola doucement et se fit petit nuage mauve dans le bleu du ciel.

Au fond du coffret,
l'eau du miroir frissonne encore.
la mer immense 
berce et balance sans cesse
l'infini de ses vagues.
Et déjà la mer se prépare
à vous raconter une histoire nouvelle.
ni tout-à-fait la même, ni tout-à-fait une autre.
Toujours recommencée.

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