mercredi 24 avril 2013

La tache noire

Toujours sur le thème de la tolérance, un autre conte découvert dans ce magnifique recueil de contes chinois.

La jeune Perle de Lune vivait avec sa mère Zhu, une maison vaste et claire.  Le jardin était traversé d'un ruisseau enjambé de petits ponts de bois.  Au fond de ce magnifique jardin, sous un saule majestueux, se cachait un ravissant pavillon bleu.
Zhu, veuve depuis plusieurs années, était une femme autoritaire et très avare.  Elle avait compris l'avantage qu'elle pouvait tirer de la grande beauté de sa fille.
Zhu lui offrit une éducation raffinée : Perle de Lune apprit la musique, le chant, la poésie.  Bien vite, Perle de Lune devient aussi talentueuse que belle, elle savait jouer du luth, chanter d'une voix mélodieuse, servir le thé dans les règles de l'art, composer des vers délicats et mener avec élégance une conversation.

Un jour, sa mère lui annonce :
- si j'ai soigné ton éducation, et cela va à présent porter ses fruits.  Dorénavant, chaque après-midi, tu recevras des visiteurs dans le pavillon bleu.  Celui qui t'apporteras un cadeau de prix, tu le charmeras par ta musique, tu lui réciteras des poème, tu le distrairas d'une partie d'échecs, enfin, tu feras en sorte que, ravi de ce moment passé avec toi, il n'ait qu'un désir, celui de revenir !  Celui qui n'offrira qu'un présent de peu de valeur, tu te contenteras de servir le thé et écourteras la conversation.  Ainsi, nous nous enrichirons et je pourrai te choisir parmi tes admirateurs un mari fortuné !

Perle de Lune ne pouvait qu'obéir.  Cependant, elle y prend vite un vrai plaisir : elle s'amuse à séduire, le temps d'un chant ou d'un rire perlé, les hommes qui se présentent.  Elle éconduit sans ménagement ceux qui ne l'ont gratifiée que d'un cadeau ordinaire et sans intérêt.  Ses exigences de luxe grandissent de jour en jour.  Celui qui peut se vanter de passer plusieurs heures en sa compagnie est hautement considéré auprès des notables de la région, car c'est là preuve de richesse et de prospérité.  La réputation du pavillon bleu est à son apogée.  Et Zhu, la mère de Perle de Lune, voit avec satisfaction sa fortune s'accroître de jour en jour.

Par un après-midi pluvieux, se présente un jeune poète nommé Huo.  Il a aperçu dans les ruelles de la ville Perle de Lune, et en est tombé immédiatement amoureux.
Mais, s'il a du talent, il n'en est pas devenu riche pour autant !  Pendant des mois, il s'est privé de tout et a économisé de quoi acheter un modeste bracelet à Perle de Lune, qu'il vient lui offrir aujourd'hui.
Zhu, qui a tout de suite compris qu'il était sans le sou, lance un regard à sa fille pour lui signifier qu'elle ne doit pas perdre son temps avec cet indigent !

Mais les deux jeunes gens se mettent à converser si agréablement, ils sont si bien ensemble, que Perle de Lune ne voit plus le temps passer.

Zhu, impatiente, frappe plusieurs fois à la porte, afin que cesse cette conversation qui n'est que perte de temps et d'argent !  Au moment de se séparer, Perle de Lune offre au jeune homme un poème tracé de sa main.

Dans les jours qui suivent, Perle de Lune ne manifeste plus aucun entrain en recevant ses hôtes.  Tout ce qui l'amusait lui semble futile et ennuyeux.  Les notables repartent moins enchantés qu'à l'ordinaire ...
Zhu houspille sa fille : "prends garde, ma fille !  Si tu ne fais pas d'effort, la renommée du pavillon bleu va décliner, et les cadeaux se raréfier.  Il est temps que je te marie, et te trouve un bon parti !"

Dans le pavillon bleu, les jours se suivent et se ressemblent.  Perle de Lune essaie de cacher le profond ennui qui l'habite.  Un jour, ô surprise, la porte du petit salon s'ouvre et c'est Huo qui apparaît.  Comment a-t-il déjoué la vigilance de Zhu ?  Peu importe, et, dès qu'elle l'aperçoit, Perle de Lune sent la joie de vivre renaître en elle.
Mais Huo lui dit : "je sais que la poésie ne me rendra jamais riche.  Jamais je n'aurais la prétention de vous demander plus que votre amitié.  Faites-moi la grâce de m'accorder de temps à autre un de vos précieux moments, et mon coeur sera comblé"
Perle de Lune, troublée, lui répond :
- "venez me voir, j'en serai ravie !  Mais il ne faut pas que ma mère le sache. Maintenant, vite, fuyez, car j'entends le bruit de ses pas ..."

Les semaines passent, moroses.  Perle de Lune refuse tous les prétendants que sa mère lui présente.  Elle voudrait pourtant poursuivre sa vie de luxe, épouser un homme fortuné ... mais aucun ne trouve grâce à ses yeux.  Voici si longtemps qu'elle n'a plus de nouvelles de Huo.

Un après-midi de brume légère, un jeune inconnu, vêtu de soie, se présente à la porte du pavillon.  Dans ses mains, il tient un magnifique vase de jade.  Aussitôt, Zhu l'introduit dans le petit salon.
Perle de Lune, malgré l'intéressante conversation du jeune homme, se sent très mal à l'aise.  Le jeune homme ne reste pas longtemps, il se lève, salue son hôtesse avec élégance.  Mais, au moment de se retirer, il pose son pouce sur le front de la belle, et disparaît.

Intriguée, Perle de Lune se regarde dans son miroir, et elle aperçoit sur son front une minuscule tache noire.  Elle frotte, se lave, frotte encore ... mais au lieu de s'effacer, la tache devient de plus en plus visible.
D'heure en heure, la tache envahit son visage, qui devient si laid, si difforme, si grotesque, que, bientôt, on ne peut plus le regarder sans rire.

En l'espace de quelques jours, le pavillon bleu tombe à l'abandon.  Dans la ville, on se moque à présent de celle qui fut la plus belle et est devenue si laide.
Voyant ses espoirs de fortune s'évanouir, Zhu ressent à présent pour sa fille une haine implacable.  Elle enferme sa fille dans une chambre sans fenêtre, ou Perle de Lune dépérit de plus en plus ...

Huo est mis au courant de cette terrible infortune.  Le jeune homme vend son seul bien précieux, la montre que lui avait léguée son père avant de mourir.  Il demande la main de la malheureuse.  Zhu, trop heureuse de se débarrasser de sa fille devenue un fardeau, accepte.  Huo camoufle Perle de Lune sous un grand voile, et l'emmène dans sa modeste demeure.

En entrant dans la maison, où Huo a pris soin de cacher tous les miroirs, Perle de Lune se tourne vers son futur époux :
- "je te remercie de m'avoir tirée des griffes d'une mère sans coeur.  Mais je ne veux pas t'obliger à m'épouser.  Garde-moi sous ton toit, si tu le veux bien, et choisis une épouse plus belle et plus séduisante
Mais Huo répond :
- "quand j'étais pauvre et que tu étais splendide, tu m'as reçu avec bonté.  Pourquoi n'en aurais-je pas pour toi ?  Nous pouvons converser, partager de doux moments.  Tu es ma femme, et la laideur de ton visage ne reflète pas les richesses de ton âme.

La nouvelle de leur mariage se répand alentour.  Huo subit les moqueries et les quolibets de son entourage.  Mais il s'en moque, il est heureux.

L'année suivante, Huo part en voyage.  Un soir, attablé dans une auberge, il lie connaissance avec un homme assis à ses côtés.  Huo apprend que son voisin a séjourné longtemps dans la même ville que lui :
- "je me souviens bien de cette ville, dit l'homme, et de son pavillon bleu.  Son hôtesse, Perle de Lune, en faisait la renommée.  Qu'est-elle donc devenue ?"
- Elle s'est mariée, répond Huo, troublé
- avec un homme très riche, j'imagine !
- non, avec un homme qui me ressemble.  Un terrible accident a détruit sa beauté.  Sa mère était trop contente de s'en débarrasser ...
L'étranger sourit :
- avec un homme qui vous ressemble un peu ou beaucoup ?
Etonné de son insistance, Huo ne répond pas.  Alors, l'homme éclate de rire :
- Allez, je ne vais pas vous tromper plus longtemps.  Je suis le jeune homme qui a posé un doigt sur son front, entraînant sa décadence.  J'ai eu pitié de cette jeune fille, condamnée à jouer les coquettes sans jamais pouvoir devenir elle même.  J'ai terni son éclat pour qu'elle rencontre le véritable amour, le miroir de son âme et non le simple reflet de son visage.
Huo n'en revient pas :
- et ce que vous avez fait, pouvez-vous l'effacer ?
- pourquoi pas ?  Il suffirait que cet homme "qui vous ressemble" me le demande avec sincérité ...
- je suis cet homme, dit Huo.  J'aime cette femme plus que tout au monde, je l'ai épousée.  Sa laideur a été ma chance ... et malgré sa laideur, elle me comble de bonheur.  Mais elle souffre tellement ...  Si tel est votre pouvoir, rendez-lui sa beauté !
- Peu sont capables d'un amour qui ne s'arrête pas aux frontières de l'apparence... Perle de Lune méritait cela, mais sa vie l'en écartait chaque jour davantage.  Conduisez-moi près d'elle ...

Une fois dans la maison d'Huo, l'étranger demanda une bassine d'eau.  De son doigts, il écrivit des signes étranges à la surface de l'eau.
- Perle de Lune, lavez-vous avec soin.  Que chaque pore de votre peau s'imprègne de la lotion que je vous offre !

Perle de lune passe et repasse ses mains sur son visage hideux et déformé.  Peu à peu, son éclat revient et sa beauté éclate.
Une beauté nouvelle...

Perle de Lune regarde son époux, et elle rit de bonheur devant son regard émerveillé.

Heureux, ils se retournent vers leur bienfaiteur, mais il a disparu.  Qui était-il ?  Un esprit ?  Un immortel ?  un moine ou un sorcier aux pouvoirs magiques ?  Jamais ils ne l'ont revu ...

1 commentaire:

LaVAche Kikou a dit…

Magnifique conte... qui me touche et me fait penser à cette maman pleine de force dans l'épreuve, rencontrée ce matin, et qui me parle du handicap de sa fille comme d'un "cadeau" de la vie pour s'éveiller à la conscience...
La vérité se cherche toujours au-delà des apparences.