jeudi 11 septembre 2014

Le joueur d'échec


Un intrépide guerrier avait volé toute sa vie de combats en ripailles, de victoires illusoires en amères défaites.  Arrivé au soir de sa vie, il se sentit fatigué de ces errances sans fin.

Il alla trouver, au fond d'une forêt, un vieil ermite dont la réputation de bonté et de sagesse était arrivée à ses oreilles.

Dans la hutte de branches où logeait le saint homme, le guerrier conta longuement ses rudes aventures.  Il lui confia qu'il était fatigué des méchancetés des hommes.

- Je vous veux pour maître.  Enseignez-moi le savoir qui illumine votre visage, supplia-t-il.

L'ermite lui conseille de méditer, il lui apprend à maîtriser son souffle et à conduire ses pensées.  Le guerrier remercie le maître, et rentre chez lui.

Une année passe, amère pour l'un, limpide pour l'autre.

Un matin d'été, le guerrier revient se plaindre auprès du saint homme.

- Malgré tous mes efforts, je n'ai fait aucun progrès.  Certes, je sais respirer et méditer, comme vous me l'avez appris.  Mais je suis toujours incapable d'amour.  Et comment pourrais-je aimer les autres et la vie qui m'entoure, si je ne sais pas m'aimer moi-même !

L'ermite, patiemment, lui donne de nouvelles leçons.  Il lui apprend à atteindre le fond paisible de son coeur.
Après 3 jours, le guerrier le quitte, empli d'une nouvelle espérance.  Il s'échine encore une pleine année, observe strictement les conseils de l'ermite, mais ne parvient pas à atteindre la paix de l'âme.  Il se sent plus malheureux qu'il ne l'a jamais été, et se demande si son existence n'est pas pire depuis qu'il a eu la sotte idée d'atteindre la sagesse.

Il retourne donc voir l'ermite, et lui reproche son incompétence.

- Vous n'avez pas su m'apprendre à aimer, je pense que vous êtes un imposteur !

L'autre ne s'offusque point.  Il écoute ses jérémiades avec une attention presque enfantine, puis se lève et va chercher, dans un coin obscure de sa hutte, un jeu d'échecs.
Il propose en souriant :

- Jouons ensemble une partie, mais qu'elle soit définitive et sans pitié.  Celui qui perd la partie devra mourir.  Son vainqueur lui tranchera la tête.  Es-tu d'accord ?

Etonnée, le guerrier regarde son maître, et voyant briller dans ses yeux une lumière de défi :
- d'accord, dit-il.

Ils sortent de la hutte, posent l'échiquier sur une pierre plate à l'ombre d'un grand arbre, s'assoient face à face et penchent leurs fronts plissés sur les pièces de bois.

Et la partie commence.

Le guerrier se trouve bientôt en mauvaise posture.  En six coups, il a déjà perdu 3 pièces importantes, et son roi est dangereusement découvert.  Il prend peur.  Bouleversé par la main de la mort qui sent s'appesantir sur sa nuque, il joue de plus en plus mal.  Après douze coups, il est au bord du gouffre.  Le regard suppliant, il lève les yeux vers son adversaire, et le voit impassible.
Assurément, cet homme n'hésitera pas un instant à exécuter la sentence s'il perdait.

Alors, l'esprit vertigineux, il tente de retrouver son sang-froid.  Il se dit qu'il est bon joueur, d'habitude.  "Je dois me débarrasser de ma peur", se dit-il, "c'est elle qui m'empêche de bien jouer."  Il s'efforça de respirer comme il avait appris, "la seule chose importante, c'est le jeu", se dit-il.

Et il s'absorba dans la contemplation de l'échiquier.  Il vit alors comment sauver son roi.  Il reprit espoir, oublia son effroi.

Après 18 coups, il avait repris confiance.  Après 24 coups, il découvrit une faille dans le jeu de son adversaire.

Il poussa un rugissement de triomphe :
- tu as perdu !

Il tendit vivement la main pour engouffrer sa reine dans la brèche, mais la laissa suspendu au-dessus du jeu.  Il regarda l'ermite.  Celui-ci était aussi impassible qu'à l'instant où sa victoire était proche.

Il se demanda alors : "pourquoi tuerais-je ce brave homme ?  Il aurait pu facilement gagner la partie, quand la peur me tenaillait, et il ne l'a pas fait.  Quelle fauve serais-je si j'abattais mon sabre sur son cou ?".  Il grogna, et poussa de la main un pion inutile.

Alors, l'ermite renversa d'un geste brusque l'échiquier dans l'herbe.

- Il faut vaincre d'abord la peur.  Ensuite peut venir l'amour, dit-il.  As-tu compris à présent ?

Le guerrier, enfin délivré, éclata de rire.  Il savait à présent comment goûter la vie !

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